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La trahison et l’improvisation peuvent facilement venir à bout des règles strictes. Pourquoi avoir peur de saisir les chances qui s’offrent à nous ?
Vicomte Hundro MORITANI,
Réponse aux Injonctions de la Cour du Landsraad.
Sur le pont du bateau sans marque qui roulait bord sur bord, un géant au regard farouche se penchait sur les captifs.
— Regarde-moi nos apprentis Maîtres d’Escrime ! (Il rit si fort qu’ils sentirent son haleine fétide.) Des lâches et des loques au service des règlements. Et à quoi vous êtes bons en face de quelques foudroyeurs et d’une équipe de soldats bien entraînés, hein ?
Duncan et Hiih Resser se retrouvaient avec quatre autres étudiants de Ginaz, couverts de plaies et d’ecchymoses, le crâne encore endolori. On leur avait ôté leurs liens de shigavrille mais une escouade de soldats lourdement armés les surveillait. Ils portaient l’uniforme jaune de la Maison Moritani. Le ciel gris tourmenté amenait une nuit précoce.
Le pont était vaste et lisse, mouillé par les embruns qui déferlaient par-dessus le bastingage. Les élèves de Ginaz gardaient l’équilibre comme s’il s’agissait d’un simple exercice alors que les hommes de Grumman se cramponnaient aux cordages et aux rampes. Certains paraissaient déjà avoir le mal de mer. Duncan avait vécu douze ans sur Caladan et il se sentait chez lui dans un bateau, même par gros temps. Il chercha autour de lui n’importe quoi qui pût constituer une arme, mais le matériel épars avait été attaché.
Il se demanda comment les Grummans avaient eu l’audace de monter un coup pareil. La Maison Moritani avait déjà fait fi de la règle du kanly et lancé des raids-surprises d’une violence inexcusable sur Ecaz. Il ne faisait pas de doute que le fait d’avoir renvoyé les Grummans d’Ecaz avait fait éclater leur rage. Le seul à être demeuré, Hiih Resser, était menacé d’un sort pire que celui de ses compagnons. En regardant son visage déformé et tailladé, Duncan comprit que son ami le savait.
Le colosse qui les avait apostrophés avait une ample barbe noire et de longs cheveux qui lui tombaient sur les épaules. Il portait des boucles d’oreilles en opaflamme. Des extrusions hérissaient sa barbe, vertes comme de petites brindilles. L’extrémité brasillait en dégageant une fumée infecte dont les volutes montaient jusqu’à son front. Deux pistolets maula étaient glissés dans l’écharpe nouée à sa taille. Il leur avait dit s’appeler Grieu.
— Qu’est-ce que vous avez retiré de bon de cet entraînement pour l’élite ? Vous vous soûlez, vous devenez mous et adieu les surhommes ! Je suis heureux que mon garçon s’en soit sorti très vite sans perdre son temps.
Un jeune homme noueux en uniforme Moritani sortit de la cabine principale. Duncan tressaillit en reconnaissant Trin Kronos à l’instant où il s’arrêtait au côté du géant barbu.
— Nous sommes revenus pour participer à la fête de clôture de votre entraînement et pour vous montrer qu’il n’y a pas besoin de huit ans d’exercices pour être un combattant rompu.
Grieu gronda dans sa barbe fumante.
— Voyons maintenant comment vous savez vous battre. Mes hommes ont besoin d’un peu de pratique.
Il y avait des hommes en uniforme, mais aussi des femmes qui se déplaçaient avec une grâce animale en direction des six prisonniers. Ils étaient armés d’épées, de dagues, de lances, de pistolets et même d’arbalètes. Certains étaient en tenue d’arts martiaux, d’autres étaient déguisés en mousquetaires de la Vieille Terre ou encore en pirate, pour tourner en dérision les éducateurs de Ginaz. Toujours sous le signe de la moquerie, ils lancèrent deux épées en bois aux captifs. Resser en prit une, et Klaen, un étudiant musicien de Chusuk, se saisit de l’autre. Les deux jouets face aux armes firent s’esclaffer les Grummans.
Sur un signe du géant hirsute, Trin Kronos s’avança et toisa avec mépris les six survivants. Il s’arrêta devant Resser, puis devant Duncan avant de passer au troisième, Iss Opru, un élève à la peau sombre originaire d’Al-Dhanab.
— Celui-ci d’abord. Rien que pour s’échauffer un peu.
Grieu grommela et Kronos poussa Opru hors du rang, jusqu’au milieu du pont. Les autres attendaient, tendus.
— Donnez-moi une épée, fit Kronos sans tourner la tête.
Il ne quittait pas Opru du regard. Duncan vit que l’homme d’Al-Dhanab s’était instinctivement accroupi en parfaite position de combat. Quant aux Grummans, il était clair qu’ils savaient que tous les avantages étaient de leur côté.
Dès qu’il eut son arme, Kronos provoqua Opru, la pointa sur son visage avant de lui faucher quelques cheveux au ras du crâne.
— Qu’est-ce que tu comptes faire, jeune fine lame ? J’ai une arme, et tu n’en as pas.
Opru resta stoïque.
— Je suis une arme.
Kronos revint le provoquer et Opru, brusquement, plongea sous la lame et frappa du tranchant de la main le poignet de l’autre. Kronos cessa de ricaner et lâcha son épée avec un gémissement. D’un geste fluide, Opru s’empara du pommeau avant même que la lame ne touche le pont et sauta sur ses pieds.
— Bravo, fit le barbu dans un grognement appréciateur tandis que Kronos serrait son poignet en grimaçant. Tu as encore pas mal à apprendre, ajouta-t-il en l’écartant. Reste à l’écart si tu ne tiens pas à être blessé encore une fois.
Opru serrait son épée d’un air décidé, le regard vif, les genoux ployés. Duncan et Resser étaient sur le qui-vive, anxieux de voir comment le duel allait tourner. Les autres prisonniers étaient prêts à attaquer.
Opru pivota lentement, la garde haute, prêt à se fendre dans l’instant. Son regard vif ne quittait pas le géant à la barbe fumante.
— Est-ce que ça n’est pas joli ? s’exclama Grieu tout en se contorsionnant pour mieux voir au travers des bouffées de fumée. Admirez le style, tout droit sorti des manuels. Vous autres, les laissés pour compte, vous n’auriez jamais dû quitter l’école, et vous auriez l’air aussi bons que lui.
Trin Kronos, malgré son bras blessé, extirpa un pistolet maula de sa ceinture.
— Pourquoi préférer la forme à la substance ? (Il la braqua sur Opru.) Moi, je préfère gagner.
Et il tira.
Les captifs comprirent en une fraction de seconde qu’ils allaient tous être exécutés. Et sans hésitation, avant même qu’Iss Opru se soit écroulé sur le pont, ils lancèrent une attaque soudaine. Deux Grummans périrent aussitôt, le cou brisé, avant d’avoir compris que les élèves se défendaient.
Resser roula sur la droite, un projectile ricocha sur le pont, tandis que Duncan bondissait dans la direction opposée. Les soldats Moritani braquèrent leurs armes.
Quant aux Grummans, ils se regroupèrent derrière Grieu avant de tenter d’encercler leurs cinq adversaires. Quelques-uns, rageusement, attaquèrent de front et battirent aussitôt en retraite sous une grêle de coups.
Le géant barbu eut un sifflement d’admiration ironique :
— Ça, c’est stylé !
Klaen, l’étudiant de Chusuk, se rua sur les deux Grummans armés d’arbalètes avec un cri féroce. Il dévia deux carreaux d’un revers de son épée de bois avant de frapper, arrachant les yeux d’un premier adversaire qui n’avait pas reculé à temps. Le Grumman hurla en s’affaissant, la main sur ses orbites transformées en fontaines de sang. À sa suite, Hiddi Aran, de Balut, se servit de son collègue Klaen, comme d’un bouclier pour répéter un exercice qu’ils avaient appris l’année d’avant. Et cette fois, Klaen sut qu’il allait être sacrifié.
Plusieurs jets de carreaux volèrent dans leur direction. Sept projectiles se plantèrent dans la poitrine, le cou et les épaules de Klaen. Mais il continua sur sa trajectoire et, à l’instant où il tombait, Hiddi Aran sauta par-dessus son corps, le souleva et le jeta sur l’archer le plus proche. Dans le même temps, il lui arracha son arme. Il pivota et décocha le carreau engagé sur l’arbalète, atteignant le second archer au cou.
Puis, il lâcha l’arme vide et s’empara de celle de l’archer agonisant. Et mourut dans l’explosion de feu, atteint en plein front par le tir du pistolet maula de Grieu.
Les salves se croisaient soudain et Grieu tonna :
— Ne vous tirez pas les uns sur les autres, crétins !
Trop tard : un Grumman venait de tomber, la poitrine déchirée.
Avant qu’Hiddi Aran s’effondre, Duncan bondit vers le corps de Chusuk, arracha un des carreaux et attaqua le Moritani le plus proche. L’autre leva son épée, mais en un éclair, Duncan trompa sa garde et, levant le carreau visqueux de sang, le planta dans le menton du Moritani. Le fer remonta jusqu’au palais et l’homme gargouilla avec des convulsions violentes. Duncan le saisit alors par le torse et s’en servit pour bloquer trois tirs.
Hiih Resser n’avait plus que son épée en bois. Avec un glapissement de fureur, il faucha l’air de toutes ses forces. La lame de bois éclata en échardes en même temps que le crâne d’un Grumman. Dans le même élan, Resser planta l’ultime morceau de bois qu’il serrait encore dans l’œil d’un autre adversaire.
Le dernier étudiant encore en vie, Wod Sedir, neveu du Roi de Niushe, se débarrassa en quelques coups de pied mortels d’un Grumman étourdi dont le pistolet était à court de munitions. Il lui écrasa le cou et lui prit l’arme. Mais elle était inutile, elle cliqueta dans le vide et, la seconde d’après, Wod Sedir n’était plus qu’un pantin hérissé de fléchettes.
— Ça prouve que le fusilier bat toujours l’escrimeur, commenta Grieu.
Duncan et Resser étaient désormais les deux derniers survivants. Ils se retrouvèrent côte à côte, acculés au bastingage.
Les Moritani se rabattaient sur eux, mais ils hésitaient, quêtant l’approbation de leur chef.
— Vous croyez que vous pourrez nager, Resser ? demanda Duncan en se tournant vers les énormes vagues sombres ourlées d’écume phosphorescente.
— Je suis encore moins bon dans la noyade, répliqua le rouquin.
Il observa les hommes qui levaient leurs pistolets et soupesa un bref instant les chances qu’ils avaient d’en projeter un par-dessus bord. Mais c’était irréalisable.
Les Grummans s’arrêtèrent à distance prudente. D’un geste brusque, Duncan poussa Resser par-dessus le bastingage et sauta à sa suite. Ils plongèrent dans la mer déchaînée et entendirent à peine les détonations. Une pluie de fléchettes et de traits de maula s’abattit sur le rebord du pont. Mais les deux jeunes gens étaient déjà invisibles, perdus dans l’ombre.
Les Grummans s’étaient précipités pour sonder en vain le creux des vagues. Le ressac était effrayant.
— Ces deux-là sont perdus, commenta Trin Kronos en se massant le poignet.
— Ouais, grogna le barbu. On va balancer les cadavres des autres là où on pourra les retrouver.